Un art difficile
L'oeil fébrile, nous parcourons le programme du premier Forum mondial de la Démocratie à la recherche d'une conférence qui soit synonyme de débats intenses et non de somnolence dans les travées de l'hémicycle du Palais du Conseil de l'Europe. L'aéropage annoncé de nouveaux — et d'anciens — ministres, ambassadeurs, professeurs, directeurs, présidents et autres mandarins n'étant pas le gage de propos frénétiques… Les différentes sessions proposées défilent et soudain notre regard accroche enfin un intitulé prometteur : aller au-delà de la démocratie élective…
démocratie bureaucratique
Une telle thématique dans ce contexte est pour le moins surprenante. C'est le genre de débat que l'on s'attend plutôt à trouver chez les "no borders", du côté des "alters"… pas des institutionnels. Aller au-delà de la démocratie élective…Vieille antienne toujours d'actualité. Incliner le cirque électoral vers des mandats sélectifs et révocables, faire en sorte qu'une élection ne soit pas une abdication pour le citoyen, changer le mode et les profils de la représentation politique, introduire des facteurs d'autogestion et de participation dans les processus de décision : une nécessité qui n'a jamais été aussi criante.
Une nécessité d'autant plus grande que la crise renforce la désaffection envers les politiques. Même le sérail européen reconnaît — en ses murs et durant ce forum — une certaine "fatigue", une lassitude des populations face aux élections, aux limites de la politique face au primat de l'économique, face au triomphe de la "démocratie libérale" au détriment de la "démocratie sociale". Oui, cette thématique était bien choisie d'autant que le Conseil de l'Europe n'est pas exempt de critiques quant aux votes pour le moins sujets à caution de ses multiples traités…
démocratie philosophique
Mais de tout cela, il ne fût pas question. Ou presque pas… Comme si les initiateurs du débat avaient peur de leur sujet. C'est d'ailleurs le sentiment diffus qui prévaut sur l'ensemble de ce forum… La faute sans doute, en partie, au profil monochrome des participants : pas l'ombre d'un philosophe alors que l'idée de démocratie est née en Grèce… Mais comme dans l'Antiquité, et malgré le Siècle des Lumières à l'origine du modèle démocratique moderne et électoraliste, en Europe, seuls les citoyens votent. Pas les esclaves…
Difficile de ne pas faire ce parallèle pour résumer, de manière lapidaire, l'intervention d'une activiste en faveur du droit de vote des étrangers (en novlangue : des "non-ressortissants de l'UE"). Autre réflexion qui tranchait dans la bienséance monotone de ce débat sur la démocratie élective, venant encore d'intervenant extérieur, d'origine africaine, qui s'interrogeait sur la pertinence des modalités électorales et représentatives "occidentales" dans une société aux structures de parenté multiples, aux relations tribales ou ethniques qu'aucun décret ne saurait abolir… Mais de cette problématique, il n'en fut pas question non plus.
Trop souvent présentée et proposée comme une vertu à cultiver "hors sol", la démocratie ne saurait pourtant faire l'impasse sur le contexte socio-économique et global dans lequel elle s'insert. En un mot barbare, le "glocal" [global/local] sans quoi aucun débat sur le processus démocratique ne saurait être fructueux, comme le rappelait avec pertinence et passion Nawal El Saadawi, écrivaine, lauréate du prix Nord-Sud (en 2004 avec Stéphane Hessel…) lors de la session de clôture devant une assistance un peu médusée…
démocratie électronique
En résumé, les rares interventions dissonantes émanèrent essentiellement de personnalités plutôt "bord cadre". Hors de ces francs-tireurs et des intervenants dûment badgés, ont trouvait aussi — surtout — des structures et ONG qui émargent auprès des institutions européennes. Des associations dont la finalité s'apparente à ce que l'on pourrait appeler de l'engineering démocratique à destination des pays non-européens… Cette évangélisation se doublant, en cette saison, de deux figures emblématiques : le blogueur chinois et le rôle des réseaux sociaux dans le printemps dit "arabe". En d'autres temps, c'est le poète chilien qui fut le symbole malheureux d'une expression démocratique bafouée. C'était avant l'ère numérique…
Mais là aussi, le débat procède d'un art de l'esquive car la démocratie européenne ne se regarde pas assez le nombril, ne s'interroge pas sur ses propres démons, mais sur ceux des autres. Et pourtant, on peut mesurer aussi l'importance des blogs et réseaux sociaux dans la vie politique (surveillance et résultats des élections) et les différents mouvements sociaux qui foisonnent (le mouvement des Indignés, Occupy, etc.).
L'enjeu représenté par le Réseau, qui amène à reconsidérer l'ordre descendant pour une organisation plus transversale, a pourtant bien été compris pas la démocratie occidentale. Lors des événements de Gênes contre le sommet du G-8 en 2001, l'attaque sanglante par la police de l'école Diaz qui abritait le centre d'information alternatif du Genova Social Forum en est le témoignage le plus… frappant. D'une manière plus générale, et au-delà des anecdotiques bureaux de vote électronique, on imagine aisément les promesses d'une nouvelle aube numérique pour la démocratie élective. Mais cette démocratie "électronique" n'a pas non plus été vraiment abordée…
démocratie symbolique
Dès lors peut-on imaginer que l'art puisse "soumettre à la question", susciter plus de réflexion sur la démocratie que de tels débats ? Le tout sans s'enliser dans les vieilles problématiques de la fonction de l'art et de l'art engagé… Sans sur-valoriser non plus, au delà du symbolique, l'impact d'une oeuvre, comparé aux actions militantes et directes… Puisqu'on parlait de blogueurs chinois, on rappellera que certains de leurs glorieux aînés, qui avaient érigé en 1989 une vague réplique en carton-pâte de la Statue de la Liberté sur la place Tienanmen, n'avaient rien trouvé mieux que de remettre à la police un étudiant-journaliste qui avait osé balancer de la peinture sur l'immense portrait de Mao. Quelques jours plus tard, les "héritiers du 4 mai" se faisaient laminer par les soldats et les chars. Le blasphémateur a fini fou après 17 ans de prison…
Pour autant, l'époque n'est plus à la confrontation directe, et la contestation emprunte de plus en plus à l'art et au ludisme, à ce type d'action plus horizontal et transversal. On n'ose pas dire plus subversif, tant l'art est presque toujours à la solde d'un ego… Mais reprenons l'exemple de la Chine. Près de vingt ans plus tard, c'est l'artiste berlinois Julius von Bismarck qui commet l'irréparable, mais en toute discrétion… Armé de son Fulgurator, un appareil photo trafiqué qui lui permet de projeter des images le temps d'un flash, il travestit la réalité en superposant des symboles : ainsi, fugitivement, le fameux portrait de Mao s'est vu affublé d'une colombe de la paix à la manière d'un tableau de Magritte…
démocratie artistique
Autre exemple de contestation "soft" mais "arty" qui pointe les travers évoqués plus haut de notre démocratie "sélective" plus qu'élective : le projet EU Green Card Lottery (2006- 2009) du collectif français Société Réaliste qui, sur le modèle de la Green card américaine, dénonce a-contrario la politique de fermeture des frontières de la zone euro. Une fermeture qui condamne ainsi les étrangers à devenir des "ombres", des ectoplasmes privés de droits civiques; comme le dénonce aussi Krzysztof Wodiczko (cf. Gošcie/Guests, 2009).
Cette dénonciation artistique des freins et limites de la démocratie décline en fait tous les modes de détournements. Ceux du collages pour Peter Kennard (cf. pages 12-13), de la re-contextualisation pour Thomson & Craighead qui mettent en scène des visuels issus du flux d'Internet, du happening pour les interventions des célèbres Yes Men contre "l'imposture néo-libérale", du hacking pour dénoncer l'audio et vidéo-surveillance (cf. Opera calling et Surveillance chess de !Mediengruppe Bitnik), de la résistance semiclandestine (cf. Dead Drops, le réseau anonyme, urbain et hors ligne, d'échange de fichiers via des clés USB initié par Aram Bartholl).
Ou du sabotage anti-capitaliste pour le projet au long court de Christin Lahr (Macht Geschenke: Das Kapital, ou comment graver l'intégrale du Capital de Marx dans les arcanes des ordinateurs du trésor public allemand en remplissant un petit formulaire de 108 mots!) et du robot-trader ADM8 créé par le collectif RYBN, à vocation aussi suicidaire que les tendances du Marché financier… Ce combat contre la démocratie économique pouvant aussi être porteur d'utopies; monétaires en l'occurrence avec les propositions de P2P Gift Credit Cards de Paolo Cirio (sur le modèle des cartes bancaires), le Biljmer Euro de Christian Nold ou bien encore l'AFRO; véritable devise panafricaine matérialisée par les artistes Baruch Gottlieb et Mansour Kanakassy. Bref, le débat reste ouvert…
Laurent Diouf
publié dans MCD / L'Ososphère "Démocratie,
un art difficile", cahier spécial / décembre 2012