4000 nuances de brutes
Des visages de policiers pris sur vif. Rarement une installation aura à ce point "percuté" l'actualité sociale et politique. Le projet Capture de Paolo Cirio qui devait être présenté dans le cadre de Panorama 22 au Fresnoy, s'est attiré les foudres du ministre de l'Intérieur qui a purement et simplement demandé le retrait de cette œuvre d'un simple tweet (c'est dans l'air du temps…). Devenue invisible, il en subsiste néanmoins un aperçu sur le web. Explication et soutien à un artiste censuré.
L'installation de Paolo Cirio s'accordait parfaitement à la thématique de cette 22e édition du festival-expo Panorama, sous-titré cette année Les sentinelles, des mots sur les images. Encore que… Pas besoin de mots pour comprendre les photos exposées comme une longue fresque par Paolo Cirio au Fresnoy, Studio national des arts contemporains. Au total, un panorama, justement, de 150 visages de policiers (1000 pour la version vidéo) choisit parmi 4000. Des visages capturés dans l'espace public, in situ, lors des nombreuses manifestations qui ont émaillé la vie sociale ces derniers temps.
Des visages grimaçants, menaçants, l'œil dans le viseur d'une machine à éborgner… Des regards inquiétants qui percent derrière une cagoule dissimulant justement le visage. Des regards en coin, des regards obliques, des regards furtifs, des regards qui fusillent, des regards qui trahissent des postures agressives, des regards perdus parfois, des regards qui n'offrent à celui qui le porte qu'une perspective de grenouille (pour paraphraser Nietzsche), des regards qui expriment une vision du monde que l'on ne partage pas…
Ces visages, nous les voyons en France depuis les manifestations contre la Loi Travail en 2016. Et même avant. Dans l'absolu, Paolo Cirio aurait pu remonter le temps, en 2014 à Sivens (Rémi Fraisse), en 1986 à Paris (Malik Ousskine), en 1977 à Malville (Vital Michalon), jusque dans les années 60s où la police de Papon noyait des Algériens dans la Seine à Paris… Il y aurait trouvé les mêmes rictus, les mêmes attitudes. Seuls l'équipement et les tenues ont changé. Pas les regards, pas les visages…
Paolo Cirio aurait pu aussi changer d'espaces, de lieux. Il y aurait aussi trouvé ces mêmes regards, ces mêmes attitudes. En banlieue bien sûr, mais aussi dans les poussières d'un empire disparu, dans les territoires d'outre-mer, où les blindés de la gendarmerie nationale interviennent bien plus souvent qu'ailleurs pour le maintien de l'ordre… L'œuvre de Paolo Cirio est criante de vérité(s). Et c'est cela qui dérange à l'heure où il est question d'interdire de filmer les policiers.
En collaboration avec La Quadrature du Net, We Sign It et Labo 148 notamment, Paolo Cirio a donc mis en exergue le visage de policiers pour dénoncer la surveillance globale qui se met en place via les systèmes de reconnaissance faciale, avec la multiplication des caméras et l'usage systématique des drones qui facilitent le repérage des manifestants. Les photos choisies émanent autant des agences de presse que des collectifs citoyens et/ou militants qui documentent au plus près le déroulé des manifestations qui se tendent de plus en plus (nasses, gazages massifs, arrestations préventives, charge au sein des cortèges, frappes sans discernement, blessures graves…).
Et pour le public "innocent", celui qui n'a jamais été confronté à une horde de baceux durant une manifestation, certaines photos donnent l'impression de se retrouver "devant un peloton d'exécution" pour reprendre les termes mêmes du communiqué de presse qui décrivait le projet Capture. On connaît l'adage : quelles que soient leurs cagoules, les bourreaux ne restent jamais anonymes… Et de fait, certains policiers sont potentiellement et nommément identifiables à la suite de ces repérages algorithmiques. L'éternel gag de l'arroseur arrosé…
Un gag qui n'a pas fait rire le ministère de l'Intérieur qui a imposé de facto une censure sur cette œuvre considérée comme "clouant au pilori des femmes et des hommes qui risquent leurs vies pour nous protéger" (fin de citation). Il conviendrait d'ailleurs de s'interroger sur ce "nous" dans le cadre de la répression de manifestations qui n'a rien à voir avec des missions de protection anti-terroristes, mais passons… Cette censure qui a réjoui les syndicats de police, dont on connaît également le sens de l'humour, a provoqué inversement des remous chez les élèves et professeurs associés au Fresnoy. L'installation est demeurée en son emplacement, mais masquée par une palissade d'un bleu uniforme (sans jeu de mots…) sur laquelle se détache en gros caractères leur sentiment : "LA HONTE !"
Capture a donc été rendue invisible dès l'ouverture de cette exposition collective qui se poursuit théoriquement jusqu'au 24 janvier en proposant des œuvres d'une vingtaine d'artistes jugés manifestement moins subversifs. On a néanmoins un rendu de l'installation telle qu'elle aurait dû être présentée au Fresnoy au travers du dossier de presse présentant l'expo (bouclé avant le couperet ministériel) et un aperçu sur le site de l'artiste qui mentionne aussi sa présentation, sans problème, à Vienne, Turin et Berlin dans le cadre d'autres expositions.
Au préalable, Paolo Cirio a sillonné les rues de Paris pour coller quelques-unes de ces photos de policiers entourés d'un cadre rouge, à la manière du processus de recherche algorithmique des visages. Le procédé est simple, mais efficace. Il relaye ainsi la campagne européenne lancée contre la reconnaissance faciale. Soulignons au passage que cette action de collage de photos de policiers en action est une pratique qui existe depuis longtemps, effectuée par des militants hors de toute portée artistique, avec une seule visée politique.
Rappelons aussi, toujours dans la sphère militante, la mise en place de sites de surveillance de la police, dont la matrice est Copwatch. Ce réseau légalement toléré dans les pays anglo-saxons (Canada, Angleterre, États-Unis) a vu son antenne française sabordée sous la pression des syndicats de police et du ministère de l'Intérieur. C'était il y a dix ans… Depuis, Copwatch France survit via une page Facebook.
Ce petit rappel ne remet pas en cause l'engagement de Paolo Cirio, une démarche hélas encore trop rare dans le microcosme de l'art numérique et qu'il faut saluer à sa juste mesure. En 2011, en collaboration avec Alessandro Ludovico, il avait réalisé Face to Facebook. Une œuvre basée sur le piratage milliers de profils Facebook reconfigurés ensuite selon des critères qui parodiaient les catégorisations établies par les sites de rencontres sur une base de données alimentée par la reconnaissance faciale, vocale, etc.
Paolo Cirio a récidivé ensuite avec Street Ghosts qui détournait certaines prises de vues effectuées pour l'application Google Street View. Quelque temps plus tard, suite à l'affaire Snowden, il affiche au grand jour et sur les réseaux sociaux des portraits de hauts responsables de la CIA, du FBI et de la NSA… Avec Loophole For All, il s'en prendra ensuite non pas à des individus, mais à des sociétés planquées dans un paradis fiscal dont il lève l'anonymat et révèle les activités après avoir hacké un site gouvernemental des Îles Caïmans… Tout en proposant à chacun la possibilité de tirer profit des mêmes avantages que ces sociétés en faisant circuler des vrais-faux certificats d'immatriculation offshore garantissant l'immunité fiscale. Cela lui vaudra de se voir décerner un Golden Nica lors du prestigieux festival autrichien Ars Electronica en 2014.
Pour revenir à Capture, Paolo Cirio n'est évidemment pas le seul à dénoncer les dérives sécuritaires liées aux technologies comme celle de la reconnaissance faciale, ainsi que l'immunité et les violences policières. Thierry Fournier, par exemple, s'est amusé à retoucher 8 photos prises lors d'affrontements. Cette série s'intitule La Main invisible. Le contexte est le même que pour Paolo Cirio : les captures proviennent également des manifestations contre la Loi Travail, contre la Réforme des retraites et des Gilets Jaunes…
L'idée est simple. Puisque les policiers ne veulent pas être photographiés, filmés et identifiés lorsqu'ils sont en opération, autant les éliminer directement. Ne vous méprenez pas sur la formulation, il s'agit juste de les faire disparaître, de les gommer de l'image. Il ne reste ainsi que le décor (une rue, le recoin d'une façade, un escalier…) dans lequel les manifestants sont figés dans des postures qui semblent insolites, entre lévitation et déséquilibre comme si la terre penchait… L'absence des policiers les rend paradoxalement encore plus visibles dans cette valse des corps des manifestants.
Autre artiste à avoir les policiers dans son viseur (photographique), Benjamin Gaulon aka Recyclism. Son projet FaceGlitch permet de pixeliser en temps réel des visages. Des pixels grossiers et/ou des glitchs qui rappellent les effets sur écran du dysfonctionnement de nos appareils numériques. Des surimpressions qui attirent l'œil sur les visages, les silhouettes et leurs postures… Là aussi, il s'agit d'un "retour à l'envoyeur" puisque le procédé repose en grande partie sur les technologies de traçages amenées à être utilisées systématiquement pour la surveillance de masse, en particulier lors des manifestations, si la proposition de loi relative à la Sécurité globale sera adoptée en l'état. Nul doute que d'autres artistes suivront ces exemples, combinant esthétique digitale et politique sociale.
Laurent Diouf
publié sur Makery.info, décembre 2020
Paolo Cirio, Capture
> https://paolocirio.net/work/capture/