mondes sensibles
Vidéoprojections, vidéos sur moniteur et installations interactives : l'exposition d'Olga Kisseleva au Centre des Arts d'Enghien se distribue principalement autour de ces trois supports. Mêlant dispositif technique et critique sociale, chaque pièce proposée invite à un incessant questionnement sur le temps ou les ravages de l'économie de marché. Le tout sans effet spectaculaire, en jouant sur les signes et le sens…
À la différence de nombreux artistes numériques, Olga Kisseleva ne pratique pas une surenchère technologique, électronique. Et pourtant, pionnière en la matière, sa démarche s'inscrit au plus près d'une confluence entre art et science. Elle est d'ailleurs à l'origine d'une structure spécifiquement dédiée à cette synergie. Née en 1965 à Leningrad (rebaptisée depuis Saint-Pétersbourg…), Olga Kisseleva s'est installée à Paris après avoir séjourné aux États-Unis. C'est donc en France qu'elle parachève son cursus universitaire, à l'Iheap (Institut des Hautes Études en Arts Plastiques) puis à l'Université Paris 1 (Panthéon-Sorbonne) où elle soutient une thèse de doctorat consacrée aux nouvelles formes d'art numérique.
Elle y enseigne depuis au sein de l'UFR "Arts plastiques et Sciences de l'art". C'est dans ce contexte qu'Olga Kisseleva a été amenée à co-fonder un laboratoire Art & Science rattaché au CNRS. L'objectif de cette plateforme pluridisciplinaire (arts sonores, pratiques picturales, créations insulaires, fictions et interactions…), qui regroupe une bonne quarantaine d'artistes-chercheurs, étant de mettre en place un axe de recherche associant l’art avec les sciences exactes, les sciences naturelles, et les sciences politiques, pour développer, analyser et promouvoir des projets innovants entre l'art et la science.
On s'en doute, un tel "background" détermine le fonctionnement d'Olga Kisseleva dans l'élaboration de ses projets et la nature même de sa pratique artistique. Alors que certains artistes privilégient par exemple l'intuitif et/ou le hasard, Olga Kisseleva est plus rationnelle dans son processus de création. À la manière des scientifiques auxquels elle emprunte le protocole d'expérimentation (hypothèse, calcul, analyse, mise en situation, vérification, retour d'expérience…), Olga Kisseleva organise méthodiquement chaque étape de son travail créatif.
Et pourtant, cette exigence disparaît aux yeux des spectateurs : la rigueur et les contraintes d'une telle méthode de travail ne prennent pas le pas sur le résultat esthétique de ses propositions. Il en ressort, au contraire, des œuvres "discrètes", qui parlent autant à la raison qu'à l'émotion. Notamment parce que ce n'est pas une formule algébrique, ni artefact technique, qui lui servent de source d'inspiration, mais des lieux, des personnes, des situations… Souvent, d'ailleurs, le point départ semble anodin. Un paysage, un objet du quotidien… Ou une simple question : Am I different ? How are you ? Mais une question qui prend tout son sens, ou plutôt un autre sens, selon l'appartenance socio-politique ou économique de ses interlocuteurs.
Ainsi, dans le cadre de l'exposition Mondes sensibles présentée au Centre des Arts d'Enghien, elle questionne la jeunesse des banlieues sur son "désir d'avenir"… Olga Kisseleva restitue les réponses stéréotypées par la publicité et les mirages de la société de consommation sous la forme d'un montage vidéo qui obéit au principe de Pascal sur la mécanique des fluides… Intitulé 7 Envies Capitales, ce questionnaire fait l'inventaire des ressorts supposés de l'ascenseur social : pouvoir, succès, beauté, célébrité, plaisir, richesse et… santé ! Une "donnée" presque incongrue au milieu cette "échographie" du bonheur matériel…
À l'étage c'est un autre questionnement que propose Olga Kisseleva : Comment percevez-vous le temps qui passe ? Peut-on gagner ou perdre du temps ? Comment tuez-vous le temps ? Que pensez-vous de la notion de temps libre ? À quel moment n'aurez-vous plus de temps ? Un questionnement universel qu'elle a transformé pour l'occasion en samizdat : les visiteurs étant invités à écrire leurs angoisses temporelles sur un post-it et à les partager en les accrochant sur un large pan de mur.
La temporalité est majoritairement le thème de cette exposition, avec cinq propositions aux titres explicites : Time Value, It's Time, Temps partagé, Tweet time et Contretemps. Temps des réseaux, temps des échanges économiques, temps biologique soumis à l'horloge du même nom, temps réel des nouvelles technologies et temps infini de l'absolu philosophique qu'Olga Kisseleva symbolise lors d'une performance où elle déroule un immense tissu rouge (initialement filmé dans les jardins du Louvre Lens).
L'autre grande thématique qui traverse cette exposition tourne autour de l'impact de l'économique sur l'écologique. Une problématique matérialisée par un orme. Cet arbre étant en train de disparaître de nos contrées. L'immense fresque photographique aux mille-et-une couleurs, comme autant de stigmates manifestant le changement climatique auquel est soumis notre éco-système, symbolise cette catastrophe annoncée. Une catastrophe écologique qui nous contraint à jouer les apprentis sorciers en modifiant la génétique.
À cette approche "naturaliste", Olga Kisseleva ajoute une approche plus "graphique" qui n'est pas sans évoquer, on ne le rappellera jamais assez, les dérives de la psychogéographie initiée par Guy Debord et les situationnistes. Ainsi Conquistadors donnent à voir la conquête du "territoire des ours" par les multinationales : cette cartographie évolutive permet de visualiser la mainmise des consortiums pétroliers, représentés par leurs logos, sur l'Arctique.
Dans le prolongement de cette exposition, le Centre Des Arts d'Enghien publie un ouvrage qui décrypte de manière exhaustive la démarche et les œuvres d'Olga KIsseleva. Un livre de 280 pages, en édition bilingue, doté d'une riche iconographie, avec des analyses signées par Lev Manovich et Chloé Pirson, et une interview-fleuve mené par Barbara Formis, qui remet en perspective le travail protéiforme (land art, performance, installation, vidéo, sculpture interactive…) et la réflexion exigeante d'Olga KIsseleva sur le monde numérique dans lequel nous sommes désormais contraints d'évoluer.
Laurent Diouf
décembre 2014
Olga Kisseleva, exposition Mondes Sensibles, au Centre des Arts d'Enghien, jusqu'au 14 décembre. CDA : www.cda95.fr / Infos: www.kisseleva.org