créativité numérique & musiques électroniques
Retour à Montréal pour la 11ème édition du festival Mutek, qui avait lieu du 2 au 6 juin. Au sortir de sa torpeur hivernale, la ville ressemble un peu à Berlin, version nord-américaine… Une impression confortée par la faune des festivaliers aux looks affirmés qui errent entre les immeubles aux façades constellées de graphs, dans le quartier dit "des spectacles" en proie à d'importants travaux de rénovation.
Jeu de lumière
Après avoir fêté l'année dernière ses dix ans, le festival Mutek entre dans un nouveau cycle. La décennie qui s'ouvre invite ses organisateurs à renforcer leur programmation, à conquérir d'autres publics. Symbole de ce défi, le concert de Señor Coconut & His Orchestra. Qui d'autre qu'Uwe Schmidt pouvait attirer un public familial tout en conservant sa légitimité auprès des otakus de l'electro ? Une première qui sera sans nul doute reconduite, vu l'affluence et l'effervescence qui régnait Place des Arts. Droit comme un "i", en costard devant son laptop, Uwe Schmidt alias Señor Coconut dirigeait son orchestre latino dans un flamboyant crépitement de percus et de cuivres, le tout nimbé dans un jeu de lumière.
Vidéos kaléidoscopiques
À l'entrée de l'esplanade, on pouvait aussi se laisser hypnotiser par les projections de Philipp Geist. Baptisés Time Drifts, ces motifs kaléidoscopiques illuminaient un bâtiment imposant et coloraient les pavés de cette place. Parmi les autres créations numériques présentées dans le cadre du festival, on citera, dans le même registre, la Bloc Party de Melissa Mongiat & Mouna Andraos au Pavillon des sciences de l'UQAM (Université du Québec à Montréal). On notera également les déambulations en Funambus, avec DJ-set et poste d'écoute ! Autre nouveauté de cette édition 2010, Mutek agrégeait en son sein des initiatives extérieures. Regroupés par modules autour de 3/4 formations évoluant dans le même courant, ces plateaux complétaient une affiche pléthorique et éclectique.
Improvisations acoustiques
Ainsi, la série Expérience mettait l'accent sur des performances audio-visuelles avec Gemminform, Videovoce, Sébastien Cliche, Aun… Dans une autre veine, Ectoplasmes3 proposait d'écouter des artistes exigeants (Jean-Pierre Aubé + Herman Kolgen, Eleh, Arnaud Rivière…), distillant savamment des mélodies fragiles, mais aventureuses souvent basées sur des improvisations acoustiques et manipulations électroniques. La Digi_Section étant réservée à des rencontres/débats (panel) et entretiens avec des artistes/musiciens, placés sous l'égide du magazine The Wire, ainsi que des ateliers (workshop) autour du fameux logiciel Ableton avec les conseils avisés de Pheek (du label Archipel).
Ambient-electronic
Pour notre part, nous nous sommes concentrés sur trois autres séries d'évènements. D'une part, Piknic. Un rendez-vous mis sur pied par l'équipe qui organise durant l'hiver, par des températures polaires, des Igloofest auxquels assistent des clubbers invétérés dûment emmitouflés dans leurs doudounes XXL… Le Piknic étant donc une déclinaison estivale de ce concept — un peu comme nos Plages, Siestes et autres Pelouses Électroniques hexagonales — déplacé pour l'occasion dans le Parc Jean Drapeau, niché sur une île bordée par le fleuve St Laurent, juste en face du cœur de Montréal. Un cadre idyllique pour écouter l'ambient-electronic aux consonances dubby de Krill.Minima puis la techno minimale et groovy de Minilogue au mieux de leur forme. Un des meilleurs live du festival. Mais la météo capricieuse nous a, hélas, découragés de poursuivre l'expérience avec DJ Koze et Paul Kalkbrenner. Le déluge qui s'est abattu pour la 2e session, le lendemain, obligeant d'ailleurs les organisateurs à se replier en salle pour les live-sets de Dave Anju et Pépé Bradock notamment.
Electronica vectorielle
Nous avons, par contre, été très assidus des concerts regroupés sous la bannière A/Visions. Au menu, des musiciens et des groupes qui font rimer musique électronique et expérimentale avec expérience sensorielle et visuelle. Les premiers à inaugurer ce programme furent Nicolas Bernier et Martin Messier avec leur projet La chambre des machines. Comme son nom l'indique, ce duo "jouait" de la musique post-industrielle, cinglante et bruitiste, avec une machinerie qui semblait sortie du 19ème siècle. Les deux protagonistes s'échinant sur des boîtes en bois hérissées de tiges métalliques. Les sons qui en sortaient étant bien sûr amplifiés, "réverbérés", via un traitement numérique. Dans un autre genre, Matmos a su instaurer une véritable complicité avec le public confortablement installé dans les fauteuils du Théâtre du Monument National. Après avoir égrené des morceaux qui tenaient autant de la toy-music que de l'electronica "vectorielle", les garçons ont fini par une longue pièce mélodique et évolutive.
Happening mécanique
Cette première salve s'est terminée sur la Symphonie #2 pour imprimantes matricielles de [The User]. Un "happening mécanique" que l'on a déjà vu; la première version de ce dispositif datant de 1998… Autant dire que c'est désormais un classique ! Nous sommes, pour notre part, toujours subjugués par cet alignement de vieilles imprimantes chacune surmontée d'un écran. Une webcam permettant de suivre les mouvements saccadés des têtes d'impression dont le cliquetis finit par ébaucher une rythmique. Chaque soirée A/Visions nous entraînait ainsi dans un univers sonore très particulier. Le jour suivant, c'est dans ambiance trouble et borderline que nous nous sommes retrouvés. Tout d'abord avec Freida Abtan. Une jeune artiste canadienne qualifiée à juste titre d'alchimiste, auréolée d'une musique et de visuels à mi-chemin entre le bad trip et un film de David Lynch… Illustration parfaite de l'étheréalité mentionnée par les programmateurs.
Musique déchirée
Passons sur la prestation de Jim Kirky aka The Caretaker, ex V/Vm, qui noyait un amour défunt dans l'alcool et d'improbables ritournelles… Venait ensuite Nurse With Wound, groupe culte de la mouvance "noise / indus", en activité depuis plus de 30 ans ! Très attendus par les fans du genre, Steve Stapleton et ses acolytes ont joué une musique déchirée et déchirante sur des visuels assez "gore", avant de conclure sur un jam très rock & roll…! La troisième soirée A/Visions était placée sous le signe de l'ambient / drone. Un courant stratosphérique mis en image et décliné en version dark par Thierry Gauthier, lancinant et agrémenté de sonorités acoustiques (verre, violon) avec Marsen Jules ou parsemé de glitches et de collages pour Pimmon. La quatrième et dernière A/Visions alignait Vladislav Delay, Tim Hecker et Ben Frost. Mais, dans le genre drone/indus, c'est CM von Hausswolff, pilier du label Touch, qui nous a marqué ce soir-là. Déversant un torrent de basses fréquences qui faisait vibrer la salle entière, on se serait cru derrière le réacteur d'un avion au décollage. La chaleur en moins…
Décalage horaire
Prenant le relais jusque tard dans la nuit, une autre série de concerts a rythmé le festival. Et notre décalage horaire…! Baptisées Nocturne, ces soirées ont vu se succéder pendant 5 jours, des artistes comme Move D, Guillaume Coutu Dumont, Henrik Schwarz, Dixon, Orphx, Shed…! Mais pour notre première virée en noctambule, c'est Matias Aguayo qui nous a conquis. C'est le mot, car nous étions un peu réticents, son album Ay Ay Ay paru chez Kompakt ne nous ayant pas convaincus : trop fun ! C'est la curiosité qui nous a poussés à aller l'écouter et surtout découvrir les autres artistes de son label Cómeme : Diegors, Vincente Sanfuentes puis Rebodello. Tout ce petit monde maniant conjointement platines et percus électroniques dans une farandole techno / latino très "pump up" avec une basse qui ronronnait comme il faut.
Choc émotionnel
Mais notre vraie surprise ou, plutôt, choc émotionnel fut causé par Jon Hopkins. Le jeune homme surdoué, à la silhouette fine et dégingandée comme la structure de ses morceaux, a enchaîné sans relâche ses patterns, créant un chaos organisé autour de rythmiques épileptiques et de basses sourdes. Impressionnant de maîtrise et d'énergie. Mouse On Mars puis Nathan Fake, qui suivaient, parurent presque fades à côté ! L'autre sensation, très physique également, nous a été donnée par King Midas Sound : sur le plan des basses et des breakbeats, difficile d'être plus pachydermique et apocalyptique que Kevin Martin ! La puissance des ondes sonores répercutées et compressées par la structure de la salle était à couper le souffle. Les vocaux dispensés par Roger Robinson et Hitomi s'avérant superflus dans ce contexte… Ce chevalier du dubstep était précédé par Demdike Stare qui a joué du dub catatonique du meilleur "effet". Le duo Overcast Sound ayant ouvert le bal avec leur excellent ambient-dub, minimal et groovy, discrètement parsemé de samples cinématographiques (La Belle et la Bête de Cocteau, Bergman, etc.).
Dernier round
Parmi les autres prestations de "choc", citons aussi Jacek Sienkiewicz, très carré, avec sa techno un peu tribale. Un set là aussi parfaitement maîtrisé. Pour le dernier round, les choses étaient par contre un peu plus fluctuantes. Ainsi Moritz Von Oswald en Trio (c.a.d. avec Max Loderbauer et Vladislav Delay) a pâti d'un son un peu trop faible au début. Mais pour cette première Canadienne — tout comme pour beaucoup d'artistes proposés cette année — le public était fervent. Il en a été de même pour Brandt Brauer Frick, plutôt tech et groove sur ce coup-là, contrairement aux habitudes jazzy et cérébrales de cet autre trio qui a suscité des réactions unanimes en sa faveur. Logiquement, Theo Parrish aurait dû conclure ce festival avec panache. Mais pour des raisons qui nous échappent encore, il s'est fourvoyé dans une contre-performance, nulle techniquement et musicalement. C'est le seul faux-pas à déplorer de cette édition 2010, réussie, du festival Mutek.
Laurent Diouf
publié dans MCD #59, juillet-août 2010