une brève histoire du krautrock
Pour qualifier la démarche de Julian Cope, on pourrait paraphraser un texte célèbre de Walter Benjamin et dire qu'il "déballe sa discothèque"… Connu pour ses frasques dans le milieu musical depuis le début des années 80, ce musicien-écrivain, et par ailleurs drogué impénitent, a écrit une somme sur le krautrock dont la traduction française attendue depuis longtemps vient de paraître aux éditions Kargo & L'Éclat. Un ouvrage au style vivant, si ce n'est "rock-n-roll", et doté d'une iconographie flamboyante; à l'image de ce que fut ce courant annonciateur de bien d'autres délires musicaux.
En d'autres termes, son livre affiche la même désinvolture, mais aussi la même érudition que ceux de David Toop (Ocean of sound) et Ariel Kyrou (Techno rebelle). Commencé en 94 et publié pour la première fois deux ans plus tard, cet historique de la kosmische musik a été écrit sous l'impulsion d'une nécessité et d'un désir de faire découvrir un pan musical resté dans l'ombre, dont la mémoire ne subsiste plus qu'au sein d'un petit cercle d'initiés… J'ai écrit cette brève histoire du genre pour dire ce que m'inspire cette musique dont la Magie et la Puissance suprêmes sont restées trop longtemps méconnues. Le krautrock n'est pas la musique de n'importe quel groupe allemand du début des années 1970. Ce fut l'attitude puissante de quelques rares pionniers qui annonçaient le punk… une espèce de délire païen sous LSD, une odyssée gnostique…
Quel rapport avec la musique électronique actuelle ? Et bien maintenant que les technoïdes sortent de l'adolescence et consentent à regarder dans le rétroviseur, à avouer non pas une, mais des descendances musicales, parfois antinomiques, avec leurs aînés depuis que ces derniers n'y sont plus, le krautrock apparaît comme un des creusets des musiques digitales. Au niveau de l'ambient, bien sûr, car c'est en partie une musique "planante" (Tangerine Dream). En matière d'expérimentations et de bidouillages, ensuite, car il y a une filiation directe, un rapport de maître à élève, entre les grandes figures de ce mouvement et les pères de la musique concrète et electro-acoustique (Can). Comme prémisse à la techno (Kraftwerk). Sur le plan de l'electronica et de l'industriel (Faust), enfin, car le krautrock a esquissé un "paysage électronique hivernal", ondulant et tout en pulsations de machines percussives, préfigurant bien des cyborgs sonores (Klaus Schulze)…
Ambient-electronic, techno-indus : on ne peut s'empêcher, à l'heure du triomphe absolu du minimalisme, de voir là les caractéristiques d'un particularisme musical allemand qui s'est affirmé en concurrence, en réaction, aux empreintes culturelles des alliés anglo-saxons. Les latins étant, comme chacun sait et en dépit des gesticulations de la french-touch, insignifiants sur ce terrain… Une décennie après, ce constat sera patent pour la génération punk qui regardera autant si ce n'est plus vers Berlin que Londres, consciente que cette singularité s'inscrit dans une recherche d'identité qui n'est pas seulement musicale.
Né au Pays de Galles en 57, Julian Cope, ex-leader de Teardrop Explodes', écrit :Si j'avais été un jeune Allemand dans les années 60, j'aurais fait du krautrock ou je serais mort. Je n'aurais pas pu vivre une seconde en sachant que la génération de mes parents avait été mêlée à un crime qui dépassait les pires cataclysmes. Je me serais jeté dans un trip rock en direction de Mars — ce qui est précisément la voie que les meilleurs rockers allemands ont suivie. En farfouillant dans les dessous de cette musik hautement magik, j'ai découvert une évidence. C'est que le krautrock fut porté par un grand vent de rage en provenance de l'Est, bien au-dessus et bien par-delà les scènes anglo-saxonnes. Le krautrock a transcendé tout cela et bien plus. Parce qu'il n'avait pas le choix. …/… Nous nous retrouvons avec ce legs audacieux de la jeune génération allemande qui a piétiné le passé en dansant. Une musique existentielle, donc…
"Nous marchions sur Berlin en gobant nos oeufs durs", disait Hubert-Felix… Et bien, en ces temps obscurs où le krautrock brillait comme une lumière noire, la métropole allemande était déjà un point de ralliement. Berlin se trouvait au centre de cette exploration radicale, et s'était transformée depuis des années en pays d'adoption pour les gens qui charcutaient les bandes, passaient la musique à l'envers, disposaient des murs d'enceintes dans des configurations étranges et essayaient de décontenancer leurs auditeurs de toutes les manières possibles. Les séminaires de Karlheinz Stockhausen ou de l'Italien Lucian Berio allaient jusqu'à s'interroger sur ce qu'était la musique. John Cage débarquait de New York, où il avait mis en place des marathons de piano qui duraient 24 heures. Un autre Américain, Morton Subotnick, vantait les fabuleux mérites du tout nouveau synthétiseur Bucla… contrôlé par une série de pédales qui déclenchaient une chaîne de différents "évènements" musicaux possibles. D'autres compositeurs étrangers comme Milton Babbit, Yannis Xenakis et Toshi Ichyanagi proposaient eux aussi des séminaires, tandis que le gros de la scène expérimentale ouest-allemande tournait autour des audio-ateliers de Roland Kayn, Thomas Kessler et Stockhausen lui-même.
Deux membres de Can, Holger Czukay et Irmin Schmidt sont justement d'anciens élèves de Karlheinz Stockhausen. Et pour cette raison, une des définitions du krautrock tient dans cette formule: Stockhausen meets Jefferson Airplane ! La musique de Can et consorts — Neu!, Amon Düül I & II, Popol Vuh, Harmonia, Cluster, etc. — est au croisement improbable, mais fécond de démarches iconoclastes (dans la lignée de Captain Beefheart et Zappa), d'expérimentations acoustiques menées avec une rigueur quasi-scientifique et des balbutiements de l'électronique (à l'époque pas de portables, mais des machines grosses comme des armoires normandes dont l'interface tient de la locomotive…).
Et surtout, le "son", en tant que tel, est au cœur de leur préoccupation. Avec des tentatives de quadriphonies et des jeux sur l'épaisseur (plus que la hauteur) du son, par exemple, cette musique devient non pas "in", mais "a"-temporelle, se transformant en exercice de méditation électronique que ne renieraient pas nos amis d'Alpha du Centaure… L'archétype du genre étant l'album Zeit (temps) de Tangerine Dream qui se compose de grandes étendues perdues dans l'espace profond, genre ambient music sans rythme et sans mouvement. En comparaison The Orb appartient à la catégorie "speed-metal" — sans déconner… Quatre morceaux d'environ vingt minutes chacun, fusionnés en un ensemble qui était l'équivalent krautrock de films comme 2001, L'Odyssée de l'Espace ou L'Étoile Noire… L'opacité légendaire des titres avait pour effet de renforcer l'idée que tous les morceaux de Tangerine Dream étaient enregistrés sur quelque atoll d'un Pacifique extraterrestre entouré non par la mer, mais par les étoiles…
La tête dans les étoiles… Peut-être faut-il y voir aussi l'influence active de feu Timothy Leary. Le regretté docteur ayant initié Ash Ra Tempel aux univers hallucinants du psychédélisme… Mais en fait, c'est toute une série de connections artistiques et transdisciplinaires qui s'effectuent dans le sillage des activistes du krautrock, au gré des rencontres et du hasard… Ainsi, à la faveur d'un contrat alimentaire, Edgar Froese (Tangerine Dream) sera amené à rencontrer et à jouer en privé pour Salvador Dali. Son comparse Klaus Schulze utilisera d'ailleurs plus tard le décalque d'un de ses tableaux comme pochette de son album Blackdance (dessin signé par Urs Amann).
Mais cette noirceur n'est pas uniquement intersidérale, "cosmique", et annonce aussi des temps plus durs. Comme une "chute dans le temps", pour paraphraser cette fois Cioran, vers une musique froide, synthétique et industrielle… Ainsi en est-il de Faust qui se produit, en apparence, dans une configuration "classique" : batterie / chant / guitare… Mais tout changeait quand les marteaux-piqueurs et le piano peint à la main arrivaient sur scène. Sans compter, de chaque côté de la scène, deux flippers connectés aux synthétiseurs. Les lumières étaient intensément blanches, et des stroboscopes ultra-puissants éclaboussaient le plafond. On était en 1973, et d'habitude les musiciens faisaient leurs petits solos en regardant le public pour être applaudis pendant que de grands types moches se déhanchaient comme des tapettes en chantant des trucs sans queue ni tête…
Laurent Diouf
publié dans MCD #27, mars 2005
Julian Cope, Krautrocksampler : petit guide d'initiation à la grande kosmische musik (Editions Kargo & L'Éclat, 2005)