miroir parabolique
Au travers de son exposition I'll Be Your Mirror, au Centre des Arts d'Enghien, Grégory Chatonsky réactive sa machine de guerre, Capture… La cible ? Les industries culturelles, et singulièrement musicales, qui mettent en scène leur mort au moment où elles n'ont jamais été aussi dominantes, et cherchent à conserver leurs bénéfices à rebours de la réalité technologique et sociologique.
Comme le souligne Gregory Chantonsky dans la présentation de ce projet, il y a au final quelque chose de jubilatoire dans le phénomène du téléchargement, dans ce renversement des rapports de force qui dynamite la "raison économique", dans ce mouvement populaire qui revendique un droit de "réappropriation" (ou de "vol", selon le point de vue…) des biens culturels qui lui sont destinés.
C'est ainsi qu'il faut "lire", avant même de regarder et d'éprouver (mettre à l'épreuve), les œuvres présentées dans cette exposition dont le titre s'inspire d'une ballade du Velvet Underground susurrée par Nico. Comme une parabole, comme un miroir futuriste. I'll Be Your Mirror est en effet une autre version, ou plutôt une "extension" du domaine de la lutte que Gregory Chatonsky mène via son projet Capture. Un projet ou plutôt un programme qui génère, depuis quelques années, un groupe virtuel fonctionnant avec les mêmes codes que ceux de l'industrie musicale : production, promotion, nouvelles technologies et bien sûr merchandising… Mais à l'excès. À l'outrance. Le sous-titre de l'expo étant explicite : la surproduction après le numérique.
C'est avec cette idée de saturation, pour montrer toute l'absurdité du consumérisme, que "joue" Gregory Chatonsky dans un esprit "post-situationniste"… Concrètement, il s'agit de composer plus de musique que l'on pourrait en écouter, d'inonder le marché et le réseau d'artefacts, de sons et de messages. Une machine infernale, donc, qui repose sur un programme systémique et génératif. L'objectif étant de subsister à la notion de rareté organisée (pivot de l'économie de marché), celle de surabondance. Ainsi, la machine excède la possibilité même d’être écoutée. La consommation ne rattrapera jamais la production.
Ce groupe virtuel, qui opère dans le generative netrock, s'incarne pour l'heure au travers de pièces (sculptures, installations, vidéos) proposées dans cette exposition. Certaines reposent sur des algorithmes qui produisent, sans fin, de la musique que nul ne pourra ré-écouter. D'autres sont l'occasion effectuée d'une plongée rétro-futuriste : Manual qui met en jeu le manuel de l'AmigaDos, et 1984 qui met en scène la "date de naissance" d'un vieil Amstrad 464…
Plusieurs œuvres se nourrissent de matériaux sonores et visuels trouvés sur Internet (un peu sur le principe du sound et film footage), tel Emosleeping — qui donne à voir, dans une lente rotation, des objets de bureau et des visages accompagnés de la récitation ad lib de fragments biographiques récupérés sur des sites web — ou My Mind Is Going (version fatiguée), soit un ordinateur qui va piocher des textes et des images sur le Net avant de les recracher sur les réseaux sociaux (Facebook, Twitter, Tumblr et consorts…). On notera aussi des œuvres dont le principe est la représentation de l'impossibilité, comme Paume II : un moulage de la main de l'artiste qui a été volontairement atrophié, mutilé, au niveau des articulations, empêchant ainsi, de fait, toute saisie d'objet…
Outre le fait d'avoir été mûrie en résidence, cette exposition est aussi l'aboutissement d'une triple collaboration. En premier lieu avec Jean-Pierre Balpe, le pape de l'écriture 2.0. D'une part, autour d'une ode mécanique à l'écriture baptisée Les Perforées, qui met en scène des imprimantes matricielles (on pense bien sûr à la fameuse symphonie pour imprimantes matricielles de [The User], en modèle réduit…). D'autre part, en mettant à disposition de vieux combinés de téléphones qui débitent sans relâche, d'une voix monocorde, des textes là aussi générés aléatoirement : Soliloques.
Avec le compositeur Olivier Alary ensuite, avec qui Gregory Chatonsky avait réalisé son monolithe noir (inspiré de la "sentinelle" d'Arthur C. Clarke, nouvelle à l'origine de 2001 l'Odyssée de l'espace, autre source d'inspiration pour Gregory Chatonsky avec Jeremy Rifkin, Pierre Klossowski, Frédéric Lordon, Peter Szendy, grand spécialiste de l'écoute et des membres fantômes…).
Cette fois, il s'agit d'une vidéo, Player, dont les pixels matérialisent le défilement de la musique de… Capture ! Avec Dominique Sirois enfin, artiste québécoise multidisciplinaire (audio, performance, vidéo, intervention, etc.), pour Paper Work Spectrum, dans le registre du détournement d'objets; Memories Center, une allégorie sur les rêves à l'ère informatique; et Mall, un aperçu du marketing (objets, vêtements, etc.) généré par… Capture (gagné !).
D'autres pièces sont à découvrir en parcourant cette exposition où flottent aussi au ralenti les mouvements et les corps de danseurs "capturés" sur des vidéos, où se dressent des chaises désarticulées et impraticables, où se re-composent des images volées sur la toile… Un livre édité par le Centre des Arts d'Enghien, et qui ne saurait se réduire à un simple catalogue d'expo, permet d'aller plus loin dans les réflexions et le discours de Gregory Chatonsky dont nous parlions au début de cet article (cf. "La Reprise").
Préfacé par Dominique Roland, directeur du CDA, cet ouvrage se décline comme un "supplément d'œuvres". La trame de cet ouvrage décline les "composants" du groupe virtuel : "Paroles", "Concerts", "Biographies" et "Fragments" où se mêlent fiction et réalité. Et sous forme de journal, les situations et réflexions qui ont conduit à son élaboration.
Laurent Diouf
digitalarti.com, avril 2014
> Grégory Chatonsky, I'll be your mirror. Exposition jusqu'au 6 juillet 2014, au Centre des Arts, Enghien-les-Bains.
> Capture, 136 pages, Éditions du CDA, avril 2014.
> Capture, generative network: http://capture.name