Tropique
Nous ne sommes pas confronté par hasard aux œuvres d'Étienne Rey. Il faut les débusquer, pousser des portes, pénétrer dans des pièces obscures, s'y confronter, les expérimenter… Le scénario est le même pour Tropique, présentée dans le cadre de l'exposition Trouble Makers : sensation versus digital au CentQuatre à Paris pour la 16ème édition de Némo, le Festival des arts numériques d'Arcadi.
"Sensation" est bien le terme pour qualifier cette installation immersive qui fut présentée en avant-première au Centre des Arts d'Enghien et à l'Ososphère de Strasbourg. En pénétrant dans la chambre noire balayée par des faisceaux de lumières blanches qui semblent pister les visiteurs, nous avons l'impression d'être plongés dans une scène de science-fiction tirée de Rencontres du 3ème type ou d'un épisode de X-Files… Sauf que dans cette séquence, pas de petite mélodie entêtante, mais un bourdonnement amplifié, d'étranges cliquetis, des craquements, des silences aussi et des stridences…
Une "bande-son" post-industrielle signée par Wilfried Wending… Pour autant l'environnement sonore qui accompagne ce dispositif n'est pas là comme simple "illustration", il fait partie intégrante de la pièce. Le son, tout comme la brume qui nimbe l'espace dans lequel est placé cette "sculpture immatérielle", est là pour densifier la lumière, pour achever de rendre tangible le volume généré par les lignes de fuite projetées dans le vide. Une esthétique sonore qui fait "écho" à celle des flux, des ondes…
On comprend mieux les centres d'intérêt qui guident la démarche d'Étienne Rey en regardant son parcours. Titulaire d’une maîtrise en Arts Plastiques à l’Université d’Aix-en-Provence et d’un post-diplôme en architecture au laboratoire GAMSAU (Groupement d'études Appliquées aux Méthodes Scientifiques de l’Architecture et de l’Urbanisme) en création numérique, il fonde en 2007 les Ondes Parallèles, un atelier de création et d'expérimentation dans le domaine des arts plastiques et de l'architecture sis à la Friche Belle de Mai à Marseille.
Dans sa forme, Tropique s'inscrit dans un rapport de filiation, si ce n'est de connivence, avec certains travaux d'artistes comme Kurt Hentschläger et surtout Anthony McCall par exemple. On pense aussi à Claude Levêque, non pas pour ses mécanos lumineux, mais pour sa relation à l'espace, à ses installations in situ, comme le souligne Étienne Rey.
Dans sa conception, Tropique est un bel exemple de la convergence art/science, même si, comme Étienne Rey tient à le préciser, ce n'est pas une œuvre "high-tech" : son ressort esthétique n'est pas d'ordre scientifique. Pour autant, sa réalisation — assez complexe en terme d'optique, de projection, de synchronisation, etc. — est notamment le fruit d'une collaboration avec Laurent Perrinet; spécialiste de la perception et de la cognition au CNRS et à l’Institut de Neurosciences Cognitives de la Méditerranée.
Dans les faits, Tropique est une expérience qui sollicite les sens des visiteurs par son aspect immersif. En jouant sur la "matérialité / immatérialité" par combinaison des raies de lumière, du son et de la brume, Étienne Rey propose bien une œuvre "sensuelle", pour reprendre sa propre définition. Mais plus qu'une création, c'est une sorte de nouvelle phénoménologie de la perception, "médiatisée" par l'espace et la lumière. Il nous invite ainsi à re-découvrir, à ré-apprendre les rapports et les questionnements qui sont au centre de notre relation au monde.
En parallèle, mais non-présentée à Némo, Étienne Rey a conçu une autre installation immersive : Space Odyssey. On y retrouve le même principe de sources lumineuses et d'agencement spatial. Mais au jansénisme en noir et blanc de Tropique, s'affirme ici un foisonnement de particules (et non pas de rayons), une polychromie et une frénésie stroboscopique qui lui permet d'opérer de nouvelles explorations de l'espace et de la lumière, en mettant toujours, comme c'est le cas pour Tropique, la perception au centre du processus.
Laurent Diouf
digitalarti.com, oct. 2013