quand les artistes jouent avec le nucléaire
Il fut un temps où l'on pouvait visiter des centrales nucléaires. C'était avant… De ces visites, on garde en mémoire une machinerie complexe faite d'un enchevêtrement de tubulures, de cadrans, de boutons clignotants. Et un sentiment diffus de danger à la vue des matières fissibles nimbées d'une lumière bleutée. Un bleu cobalt. Une couleur dominante pour les dispositifs de Stéfane Perraud, à commencer par Plus Bleu Que Le Bleu (2013, production ArtLab / Digitalarti). Une installation interactive qui joue en partie sur ces reflets bleutés que l'on observe dans les piscines de refroidissement des centrales. Il s'agit de l'effet Tcherenkov, onde de choc lumineuse observable lorsque des particules chargées électriquement se déplacent plus vite que la lumière dans un milieu donné (hors du vide). Plus Bleu Que Le Bleu s'insère dans le Cycle Isotopia. Toute une série de projets trahissant la préoccupation de Stéfane Perraud pour le nucléaire; dont Rets qui rassemblent plusieurs œuvres graphiques inspirées des schémas des dalles de chargement du cœur des réacteurs.
Le nucléaire est une source d'inspiration pour la création artistique. Peter Keene célèbre les découvertes historiques avec son dispositif mécanique, stroboscopique et électronique en hommage à Pierre et Marie Curie (… Marie, Pierre, Marie…, 2007). Stephen H. Kwai met en jeu les particules subatomiques avec ses mobiles qui symbolisent la course des atomes (Atomic, 2015). Le projet Case Pyhäjoki (2013), mené conjointement par des artistes comme Mari Keski-Korsu et Erich Berger sur le site d'implantation d'une centrale, pointe l'impact environnemental des infrastructures nucléaires au travers d'interventions et ateliers. Helen Grove-White, dans le cadre du projet collectif Power In The Land qu'elle a coordonné autour de la centrale de Wyfa au Pays de Galles, dont la dernière tranche a été fermée en décembre 2015, pose le problème de leur démantèlement avec une "performance photographique" aux reflets également bleutés…
Si le nucléaire civil est synonyme de dystopie, on a oublié qu'il a été au départ perçu (si ce n'est conçu) comme une utopie. C'est ce mélange de rêve et cauchemar nucléaire que l'artiste Gair Dunlop fait revivre dans son diptyque audio-vidéo où il met en scène des documents d'information publique d'époque en regard de prises de vue récentes de bâtiments décatis (Atom Town, 2011). On retrouve un processus similaire, à la limite du found footage, dans le montage vidéo de Chris Oakley Half-Life (2009), initialement montré dans le cadre du BANG (British Atomic Nuclear Group, structure/galerie/résidence informelle aujourd'hui disparue qui a "abrité" également The Nightwatchman, une série d'installations "théâtralisées" par Kypros Kyprianou et Simon Hollington qui tournaient notamment en dérision les protocoles de consultation administrative sur le nucléaire).
Le rêve qui se transforme en cauchemar, c'est aussi le propos de Jürgen Nefzger au travers d'une série photos de paysages bucoliques où figurent d'insouciants pêcheurs, promeneurs ou baigneurs avec en arrière-plan la silhouette inquiétante des centrales et des tours de refroidissements qui crachent leurs panaches de vapeur (Fluffy Clouds, 2003-2006). C'est un peu la même démarche qui anime Peter Cusak, version field-recordings : il propose un voyage sonore dans les environs des centrales de Sellafield, Tchernobyl, Bradwell, Dungeness (Sounds from Dangerous Places, 2012). Étrange impression à l'écoute du souffle du vent balayant des câbles, de chants d'oiseaux mêlés aux beeps des compteurs Geiger…
Le collectif multimédia Xceed utilise les infos du site collaboratif SafeCast (http://realtime.safecast.org) pour leur vidéo-installation RadianceScape (2016). À partir des datas collectés en temps réel sur le taux de radiation de différents lieux, Xceed construit une sorte de graphisme animé, renforcé par des lasers pour la spatialisation et visualisation, et une bande-son ambient-noise générée à partir des détecteurs électro-magnétiques de radioactivité. C'est un parcours coordonné, un "road trip" radioactif… Après avoir été présentée au Microwave International New Media Arts Festival de Hong Kong, RadianceScape a été projeté sous un dôme en full HD, le Deep Space 8K, lors de l'édition 2016 d'Ars Electronica. Les radiations, toujours, et leurs inévitables conséquences génétiques sont au centre de Sirvertian Human - Wisdom, Impression, Sentiment (2015) d'Ai Ikeda. Un tableau qui évoque à la fois L'Homme de Vitruve de Léonard de Vinci et une planche anatomique des points d'acupuncture. En fait, c'est un répertoire des effets de la radioactivité sur le corps humain. Et cette pièce est inséparable d'un assemblage de verres grossissants au travers desquels on peut observer des chromosomes ayant subi des modifications dues à la radioactivité…
Pour autant, la grande peur reste celle de la guerre. Outre la beauté fascinante des champignons atomiques que le bien nommé Michael Lights a sublimé sur les clichés qu'il a rassemblés (cf. 100 Suns, Knopf Doubleday Publishing Group, 2013), c'est Clay Lipsky qui réactualise nos peurs avec Atomic Overlook (2013-14). Un travail de photomontage qui emprunte la technique de collage et de détournement des surréalistes et situationnistes. L'horreur est encore plus dérangeante puisque ce ne sont pas des militaires que l'on voit sur ces clichés apocalyptiques, mais des badauds qui semblent assister aux explosions atomiques comme s'il s'agissait d'un feu d'artifice. Curieuse sensation à la vue de cette "société du spectacle nucléaire"… En attendant la 3e guerre mondiale, d'autres menaces planent. Notamment celle du terrorisme et d'une bombe sale qui disséminerait des produits radioactifs, avec toutes les conséquences sociales, médicales, écologiques et politiques que cela impliquerait. C'est ce que le collectif Critical Art Ensemble dénonce dans une performance/intervention, Radiation Burn (2010).
Mais l'artiste qui a le mieux synthétisé le danger de la prolifération nucléaire, c'est Isao Hashimoto au travers de son animation vidéo 1945-1998 (2003). En un peu plus de 14 minutes, on y voit quasiment toutes les bombes qui ont explosé jusqu'à ce que les essais atmosphériques puis souterrains soient bannis. L'inventaire commence en 1945, avec Trinity, première explosion dans le désert au Nouveau-Mexique avant les largages sur Hiroshima puis Nagasaki… Le planisphère n'affiche pour l'heure qu'un seul drapeau, celui des États-Unis. Le décompte commence. Un beep retentit chaque seconde, équivalent à un mois. Une lueur doublée d'un son matérialise chaque explosion. Les États-Unis en affichent 8 lorsqu'arrive un deuxième acteur, la Russie. Les années s'enchaînent, d'autres pays s'invitent dans le bal nucléaire (l'Angleterre, la France, la Chine, l'Inde). À certaines périodes, l'animation clignote dans tous les sens. Puis cela finit par s'espacer. Au total, le compteur affiche 2053 explosions sur 50 ans. Un tableau qui pourrait être "updaté" avec Israël, le Pakistan et la Corée du Nord…
Pour l'heure, ce sont les centrales qui explosent. Tchernobyl puis Fukushima. Parmi les nombreuses créations vidéo qui "documentent" ces lieux du désastre, The Radiant (2012) du collectif The Otolith Group concentre toutes les techniques (found footage, etc) et regards (critiques, empathiques, etc.) sur le sujet. La séquence où le liquidateur japonais pointe son doigt ganté vers l'objectif d'une caméra de surveillance est particulièrement saisissante. On la retrouve dans son intégralité dans Machine To Machine (2013) de Philippe Rouy. Au-delà, cela traduit aussi l'émergence d'un art du "temps de la fin" (pour citer Günther Anders), où se combine "esthétique de la catastrophe" et "poétique des peurs". Ce qu'avait cristallisé le philosophe Paul Virilio au travers d'une exposition à la Fondation Cartier en 2002 baptisée Ce qui arrive (i.e. accidens). Dans cette esquisse du "musée de l'accident" figurait la catastrophe de Tchernobyl. En préambule de l'expo, dans un avertissement, il renversait les propos mensongers des experts du nucléaire au sujet du fameux nuage en déclarant : Si l’on expose une bombe atomique, il ne s’agit que d’un problème purement culturel… Signalons que Le Sarcophage de Bilal & Christin (2000) repose sur cette idée d'un "Musée de l'Avenir" dystopique et axé autour de Tchernobyl. La BD se présentant comme une vraie-fausse plaquette publicitaire, parabole d'un art hypermoderne et d'un futur technologique "rayonnant".
Dans l'absolu, nous y sommes déjà : outre les premières excursions touristiques en zone interdite, quelques artistes ont véritablement commencé a jouer les "stalkers" aux abords des centrales accidentées… Un peu sur le modèle des activistes Yes Men, le collectif d'artistes Chim↑Pom, qui a commis plusieurs interventions à Hiroshima et Fukushima, a monté une expo regroupant plusieurs œuvres (installations sonores, dispositifs, projections vidéos, objets…) avec des artistes associés à leur projet intitulé Don't Follow the Wind (2015). Particularité, les œuvres sont dispersées à l'intérieur même du périmètre d'exclusion de Fukushima. L'ouverture au public est donc une chimère compte tenu du temps de décontamination. En attendant, on a un aperçu de cette exposition invisible à travers quelques infos audio sur un site dédié, un catalogue, des artefacts et un making-of. Parmi les artistes figurent Eva & Franco Mattes (alias 0100101110101101.org) impliqués dans A Walk in Fukushima (1). Un dispositif d'immersion à 360°, avec des casques VR dans une conception bricolée très DYI, qui nous plonge dans cette zone d'exclusion. Auparavant, le duo d'artistes avait conçu une installation ludique à partir de barres métalliques récupérées dans le périmètre interdit de Tchernobyl ! Autre artiste invité, Trevor Paglen qui a conçu un cube vitrifié de 20cm de côté, bleu-vert avec des striures noires, fabriqué à partir de résidus faiblement radioactifs prélevés aux abords immédiats de Fukushima et d'autres issus de la première explosion atomique (Trinity Cube, 2015).
Hors de cette "non-exposition", on retrouve le même principe avec Black Square XVII (2015) de Taryn Simon. Cette œuvre opaque est une compression de déchets encore plus radioactifs, vitrifiés puis emprisonnés dans un petit container en métal renforcé qui renferme aussi une missive de l'artiste pour le futur. Réalisée à l'occasion du centenaire du fameux Carré noir sur fond blanc de Malevitch, que le dispositif de présentation rappelle, cette pièce ne pourra être vue sans protection que dans mille ans… Ce projet a été conçu en collaboration avec ROSATOM (l'équivalent russe de l'Autorité de Sureté Nucléaire). À noter que, si "l'art du nucléaire" est un des prolongements ultimes de la sphère art / science, les organismes actifs dans le domaine optent généralement pour des projets et résidences artistiques qui oblitèrent leurs activités nucléaires. C'est le cas de l'Atelier Art/Science du CEA (Commissariat à l'Énergie Atomique), très très éloigné de ce genre de démarches… Le seul pôle constitué autour de pratiques artistiques liées à la problématique du nucléaire est celui fédéré par la curatrice Ele Carpenter (2) au sein de l'association Arts Catalyst qui porte des projets orientés art, technique et critique sociale.
Plus simple à manipuler que les déchets nucléaires, la terre contaminée peut également un être un élément constitutif d'une œuvre. Reprenant le vieux principe de l'instrument "préparé", Fuyuki Yamakawa joue avec des interférences provoquées par la radioactivité qui s'échappe d'un échantillon de sol contaminé via des guitares reliées à des compteurs Geiger (Atomic Guitars Marks I & II, 2011) qu'il manipule revêtu d'une combinaison protectrice. Redécouvrant l'effet du rayonnement sur la pellicule argentique, le photographe Shimpei Takeda a mis au point tout un protocole d'impression à partir de prélèvements de terre radioactive qu'il a méticuleusement collectés et géolocalisés au pourtour de Fukushima. Il en résulte une cartographie en noir et blanc, constellée d'impacts qui semblent scintiller comme les étoiles dans l'univers (Traces, 2012).
On connaît bien ce principe de rayonnement ionisant tant il est associé à l'imagerie médicale. Le plasticien Marc Ferrante s'en est saisi pour "exposer" ce type d'images. Il propose toute une collection de radios de mains. 110 au total faisant intervenir des professions éminemment manuelles, allant de chirurgiens à des marionnettistes et magiciens. Les radios montrent des gestes spécifiques dans leur dénuement squelettique (Jeux de mains…, 2005-2017). Mais la démarche a été jugée suffisamment ambigüe pour que l'ASN (Autorité de Sureté Nucléaire) opère des inspections auprès des laboratoires médicaux où ont été réalisés les clichés et impose un rappel à la loi selon laquelle L’usage de la radiographie sur le corps humain à des fins non médicales est interdit, selon l'article L1333-11 du code de santé publique… Bénéficiant d'un arsenal législatif moins rigoureux et d'entrées privilégiées au sein du complexe nucléaire militaro-industriel de Hanford, près duquel il vivait dans l'État de Washington, James Acord reste le seul artiste à ce jour a avoir manipulé des matières fissibles d'une extrême dangerosité. Dûment doté d'une licence unique dont il s'était fait tatoué le numéro, ce "Facteur Cheval du nucléaire" avait récupéré des barres d'uranium appauvri extraites d'un réacteur démantelé avec pour ambition de réaliser un ensemble de sculptures monumentales en forme de land-art. Une œuvre inachevée : James Acord s'est suicidé en janvier 2011.
Laurent Diouf (Lityin Malaw)
publié sur Digitalarti.com, mai 2017
(1) Proposé également dans le cadre de Real Lives Half Lives: Fukushima, exposition du 19 mai ay 15 juillet 2017, à l'Arts Catalyst Centre à Londres
(2) Ele Carpenter, The Nuclear culture source book (Black Dog Publishing, 2016)